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Source: Le Temps 

Samedi5 juin 2010

L’homme à la tête de poulpe

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Gourou de l’internet, Jaron Lanier est aussi un critique du Web 2.0. Une voix solitaire qui a interpellé Luc Debraine

L’autre jour, le magazine Time plaçait Jaron Lanier parmi les 100 personnes les plus influentes au monde. Bien sûr, il est Américain, excentrique, volubile et apprécié des médias, ce qui aide pour figurer dans ce type de classement. Mais il y a autre chose: ce type est aussi courageux. Jaron Lanier ose dire non au Web 2.0 tel qu’il se déploie aujourd’hui dans nos vies, interactivement et collectivement. Et pourtant, cet Internet-là, il n’est pas loin de l’avoir inventé.

Faire le tour du personnage tient de la mission impossible. Jaron Lanier, 50 ans, est par exemple ce musicien expérimental qui accompagnait le compositeur Pierre Henry sur la scène du Festival de jazz de Montreux en 1998. Jaron Lanier est un expert des instruments de musique orientale, ou extrême-orientale comme le khên du Cambodge, ou l’oud arabe (il adore participer aux forums dédiés à l’oud, ce qui prouve bien qu’il n’est pas un ennemi du Web). Son groupe de musique s’appelle Chromatophoria, comme les cellules pigmentaires des pieuvres qu’il admire tant et dont il sait tout. Pour Jaron Lanier, qui va jusqu’à ce se coiffer comme un poulpe, les céphalopodes ont une intelligence supérieure qui leur permet de penser en 3D pour mieux se fondre par mimétisme dans leur environnement. Jaron Lanier rêve d’appliquer cette capacité transformatrice aux avatars de la «réalité virtuelle», une expression aujourd’hui universelle qu’il a popularisée au début des années 1980. Avec quelques collègues, cet ingénieur informaticien a en effet posé les jalons de la réalité virtuelle à l’usage de la médecine, de l’industrie ou du divertissement. Il a également multiplié les recherches sur Internet, celui qui s’est transformé il y a une dizaine d’années en une expérience plus immersive, participative et interactive.

C’est dire si Jaron Lanier connaît bien le lien de causalité qui existe entre l’écriture d’un programme informatique et des comportements humains devant un écran d’ordinateur. Il sait combien d’infimes changements dans l’apparence d’un avatar peuvent infléchir les réactions des internautes. Pour lui, les choix des experts en logiciels fixent les comportements humains aussi sûrement que le choix de l’écartement des rails ferroviaires fixe la vitesse, la taille et le confort des trains. Ce sont des décisions aux (lourdes) conséquences durables.

Or Jaron Lanier observe depuis dix ans avec inquiétude les comportements induits par le Web 2.0. Il a développé un discours critique qui lui vaut beaucoup d’inimitiés, mais aussi de gratitude. Il a détaillé sa pensée dans un manifeste remarquable paru en début d’année, le bien nommé You are not a gadget (Vous n’êtes pas un gadget).

L’enjeu est d’abord culturel. Jaron Lanier ne croit pas à la «sagesse des foules» qui voudrait qu’un article écrit par une multitude d’auteurs, comme dans Wikipédia, soit meilleur, ou plus exact qu’un article écrit par un seul expert. Plus précisément, Lanier estime que l’intelligence participative ne doit jamais l’emporter sur la créativité individuelle. La machine collective qui agrège les contenus ne doit pas avoir plus d’importance qu’un esprit humain au travail. C’est pourtant bien ce qui se passe avec les googleries du Web 2.0, ces ruches qui font leur miel de la créativité des autres, en piétinant tout ce qui peut ressembler à la propriété intellectuelle, la complexité d’un texte, la spécificité d’une thèse, la subtilité d’une opinion qui affirme une différence.

Ironiquement, Jaron Lanier commence son livre en notant que celui-ci sera d’abord lu par une machine informatique dont les algorithmes, quelque part dans le monde, le découperont en mots clés, le hacheront en petits extraits, le copieront, le mettront en relation avec d’autres fragments de textes, avec d’autres sujets thématiques, le tout dans un seul but ou presque: pouvoir envoyer une publicité ciblée à une personne précise. Le gourou aux dreadlocks s’insurge contre ce dévoiement de l’Internet: «Soyez d’abord quelqu’un avant de vous partager avec d’autres». De même, il s’irrite des sites participatifs au format rigide comme Facebook, qui transforment les individus en «identités à choix multiples». Il vitupère les hordes aussi anonymes que sadiques qui s’en donnent à cœur joie sur le Web, attaquant aussi bien les institutions que les individus, allant jusqu’à les détruire.

Inquiet de cette culture de la réaction qui prend le pas sur celle de l’action, Jaron Lanier plaide pour un nouvel humanisme numérique. Un humanisme qui répondrait à l’actuel idéalisme digital, pas loin d’être un «totalitarisme cybernétique». Une nouvelle règle du jeu qui diminuerait, un rien, l’influence des logiciels de la Silicon Valley sur les comportements individuels.

«You are not a gadget. 
A manifesto»
, Jaron Lanier, 
Ed. Alfred A. Knopf (Etats-Unis) ou Allen Lane (Grande-Bretagne).

 

 

 

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